Trust Me, I’m An Artist – Journal de Bord n°2

Leonardo/Olats est partenaire du projet européen Trust Me, I’m An Artist. Dans ce cadre, je tiens un « Journal de Bord » avec des compte-rendus des réunions et des rencontres, mais aussi mes réflexions, lectures et interrogations.

Voici l’article que j’ai écrit sur le second événement qui s’est tenu à Ljubljana les 10 et 11 septembre 2015, la performance de Spela Petric.

Regarder l’herbe pousser

Ce jeudi 10 septembre, à peine arrivée à Ljubljana et bagage déposé à l’hôtel, je me précipite à la Galerie Kapelica [http://www.kapelica.org/index_en.html] pour voir le début de la performance Confronting Vegetal Otherness: Skotopoiesis de Spela Petric [http://www.spelapetric.org/portfolio/skotopoiesis/] qui a déjà commencée. La performance dure 12 heures le premier jour et 7 heures le second. J’ai décidé de faire des « prélèvements performatifs », c’est-à-dire de venir à différents moments pour tenter de percevoir les variations et l’évolution.

La galerie est plongée dans l’obscurité à l’exception de la scène de la performance. Spela Petric, vêtue d’une chasuble blanche se tient debout, légèrement soutenue par un support métallique qui fait penser à un tuteur pour plantes et au sommet duquel est posé une caméra. Devant elle, au sol, un grand rectangle blanc ensemencé de cresson qui commence à germer. L’ombre de la femme est projetée sur l’écran végétal. Dans deux jours, le cresson révèlera cette empreinte : chétif et pâle sous l’image du corps humain, vert vif et vigoureux autour.

Spela Petric "Confronting Vegetal Otherness: Skotopoeisis" 10 septembre 2015

Spela Petric
« Confronting Vegetal Otherness: Skotopoeisis »
10 septembre 2015

Le propos de l’artiste, dans ce qui est une première étape d’un projet au long cours, est multiple. Deux points ressortent : d’une part ce qu’elle nomme « l’intercognition » ou la relation avec cet autre vivant si radicalement étranger et d’autre part la quasi indifférence éthique à l’utilisation des plantes.

Lors du débat* qui suivi, Rüdiger Trojok fit remarquer que n’importe quel objet mis à la place de Spela aurait pu faire l’affaire, autrement dit que le cresson prenait en compte la zone d’ombre pour orienter sa croissance mais sans discriminer l’humain en tant que tel comme en étant la source. Ce « devenir objet » de l’artiste fut également souligné par Aljosa Kolenc. Y a t-il intercognition possible si pour atteindre l’Autre je dois abandonner l’essence même de ce que je suis ? Où se trouve le « moyen terme », cette zone commune où l’échange devient possible ? À l’échelle physico-chimique, moléculaire, cellulaire ? Mais à cette échelle là, tout ce qui existe est interconnecté. Monika Bakke rappela que c’est dans l’inhumation que notre relation aux plantes atteint sa fusion ultime : nous mangeons les plantes et elles nous recyclent. À cet égard le projet Transplant Biopresence de Shiho Fukuhara et Georg Tremmel [http://www.trembl.org/alumni/01-03/transplant.html] qui propose d’insérer l’ADN d’une personne défunte dans celui d’un arbre est particulièrement intéressant.

D’un point de vue esthétique, ce qui m’a frappé dans cette performance est une certaine dramaturgie religieuse (l’éclairage, le vêtement porté par l’artiste) et, précisément, funéraire : le rectangle végétal évoquant celui d’une tombe et l’ombre portée, la disparition de l’être ; solennité désamorcée par le fait que l’artiste, loin d’être dans un recueillement méditatif, conversait avec les personnes présentes. Les « prélèvements performatifs » ne furent pas concluants, rien ne semblait distinguer un moment d’un autre. Mais ce qui fut également frappant est la rapidité avec laquelle l’empreinte humaine s’effaçait une fois la performance finie, le cresson reverdissant quasi à vue d’œil. L’instant « d’après », comme le silence en musique ou le blanc dans la page, semble bien être une clé pour la performance, tout aussi important que celle-ci.

 

Spela Petric "Confronting Vegetal Otherness: Skotopoeisis" 11 septembre 2015

Spela Petric
« Confronting Vegetal Otherness: Skotopoeisis »
11 septembre 2015

 

Tout le monde s’accorda pour dire que c’est bien nous autres humains qui étions la cible de la performance de Spela Petric plus que le cresson lui-même. Et c’est sans doute là que réside l’interrogation éthique, dans ce temps pris à regarder l’herbe pousser

* Les membres du comité d’éthique réuni dans la discussion étaient : Monika Bakke, philosophe, spécialiste des relations art-science et notamment de la relation plantes-humains ; Aljosa Kolenc, philosophe et psychanalyste ; Michael Marder, philosophe, spécialiste d’une approche de l’éthique des plantes et Rüdiger Trojok, biologiste, engagé dans une approche citoyenne des sciences et le courant DIY.

Le projet « Trust Me, I’m An Artist » a été soutenu par le programme Creative Europe de l’Union Européenne.

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