Leonardo/Olats est partenaire du projet européen Trust Me, I’m An Artist. Dans ce cadre, je tiens un « Journal de Bord » avec des compte-rendus des réunions et des rencontres, mais aussi mes réflexions, lectures et interrogations.
C’est avec une réelle impatience que je suis partie à Copenhague, au mois de mai, pour voir l’œuvre Heirloom de Gina Czarnecki et John Hunt présentée au Medical Museion dans le contexte plus large de l’exposition The Body Collected. The Raw Materials of Medical Science from Cadaver to DNA.
Dans cette édition de Trust Me, I’m An Artist, c’est le premier projet dont la description (et le propos ?) me troublait et qui me semblait, en effet, soulever une question éthique. J’avais donc hâte de me confronter à sa réalité et aux points de vue et réflexions des autres, partenaires du projet, membres du comité d’éthique et bien sûr l’artiste et le scientifique qui l’avaient créé.
Le projet peut se résumer ainsi : Heirloom est le portrait « vivant » de Lola et Saskia, les filles de l’artiste. Des cellules de peau, prélevées alors qu’elles avaient 11 et 13 ans, sont ainsi cultivées sur un masque en verre du visage des deux fillettes. Une sculpture en impression 3D à partir d’un scan de haute précision de leurs têtes accompagne les cultures de tissu.
Heirloom s’inscrit dans la longue tradition artistique du portrait, ne serait-ce que par le biais des masques réalisés selon une technique traditionnelle, qu’il porte dans une nouvelle direction avec la culture de peau mais aussi les impressions 3D. D’où vient le trouble ? Pourquoi cette sensation d’une forme de transgression ?
Cultiver de la peau est devenue chose courante, rien d’extravagant à cela (même si la technique est ici innovante). Pourtant, c’est bien un premier point d’achoppement. Un portrait « vivant » serait donc différent d’un portrait « figé » ? Par définition, un portrait est un substitut, dans une autre matière, de la personne. Il est la présence de l’absence de l’autre. Mais en tant que substitut, il n’est que partiel, moment du temps (le « ça-a-été » barthien de la photographie), à jamais imparfait et surtout incomplet. Créer un portrait de quelqu’un à partir de la même matière que la personne revient, symboliquement, à faire un double de celle-ci. Au-delà de l’idée de clonage, vient alors à l’esprit L’Invention de Morel, le magnifique livre d’Adolfo Bioy Casares où créer un double signifie tuer l’original.
Le deuxième point d’achoppement est le choix des « sujets », à savoir les enfants de l’artiste. Le même projet mais pour un autoportrait ou le portrait de n’importe quel adulte ne présenterait sans doute pas la même force émotionnelle. La mère semble ici se soumettre à l’artiste pour la réalisation de l’œuvre avec ce qui peut apparaître comme une instrumentalisation de ses enfants ou même un abus de pouvoir à leur égard.
C’est avec ces questions que j’abordais Heirloom dont il convient maintenant de décrire la matérialité et la forme réelles.
Heirloom est une installation-parcours qui inclut à parts égales différents objets : les différents plâtres et moules des visages des enfants qui ont servi à faire les masques de verre, des exemplaires non utilisables de ces derniers car cassés ou présentant des défauts, les sculptures en impression 3D du visage des fillettes, une vidéo retraçant les étapes du projet, le prélèvement des cellules et leur donnant la parole et, au cœur de l’installation, d’une part les incubateurs avec les masques immergés dans un bain de nutriment de couleur rouge dans lesquels croissent les cellules et, d’autre part, dans des vitrines hermétiques en plexiglas, deux masques sur lesquels reposent de minuscules morceaux de peaux issus d’une première culture.
Face à l’installation, mon trouble initial s’estompe. Des questions demeurent, d’autres surgissent ainsi que des réponses.
Une des questions éthiques soulevée par Heirloom est l’autorisation du prélèvement des cellules des enfants. C’est Gina Czarnecki qui l’a signée, en tant que mère, pour une œuvre qu’elle réalise en tant qu’artiste. Demandée au père, cela aurait-il fait une différence ? Quel est le fondement réel de cette autorisation, hormis de couvrir le scientifique par une procédure habituelle de la science tout en en montrant l’inanité ? Gina Czarnecki demande la permission à ses enfants de montrer cette œuvre dans des endroits où cela pourrait les embarrasser (par exemple à Liverpool, la ville où elles habitent). Tous ceux qui publient, à longueur d’année, des photos et des vidéos de leurs enfants sur Facebook, de leur naissance à leurs premiers pas, fêtes d’anniversaire, activités diverses, ont-ils les mêmes pudeurs, le même respect de la vie privée, de l’intimité, de leur progéniture ? N’est-il pas là, le vrai cannibalisme parental ?
Heirloom expose par ailleurs un certain nombre de questions suscités par la recherche en médecine régénérative entre les espoirs d’une médecine réparatrice — que ce soit après des accidents traumatiques ou des maladies neurodégénératives —, les fantasmes d’une médecine cosmétique et les peurs d’un humain modifié. Entre éternelle jeunesse et rejet ségrégationniste de la vieillesse, sera-t-il possible un jour, l’âge venu, de retrouver son visage d’antan ? Mais que voudra t-on qu’il soit ce visage : celui de notre adolescence, de nos vingt ans, de notre maturité ?
Enfin, la raison essentielle qui désamorce mon trouble face à Heirloom est qu’il s’agit bien d’un portrait. Pas plus qu’une photo ou une sculpture, les cellules ne sont la personne. Certes, elles contiennent le patrimoine génétique des filles, mais un individu est bien plus que son patrimoine génétique. Heirloom s’inscrit dans cette dialectique de la présence et de l’absence, de la vie et de la mort qu’est un portrait, du fragment qui entend rendre compte du tout, qui échoue inexorablement, mais où résiste la puissance de l’évocation et, ici tout particulièrement, de l’impossible élixir de jouvence.
Il fut dit, notamment par Jens Hauser, que l’on était face à des masques mortuaires vivants. Par-delà l’esthétique technique contraignante du dispositif, Gina Czarnecki a choisi de faire arriver le tuyau qui délivre le nutriment et maintient une circulation dans l’incubateur sur la bouche des visages de verre, comme une respiration vitale. Dans le liquide amniotique de leurs matrices artificielles, les masques m’évoquent des beautés endormies, belles au bois dormant contemporaines.
Qu’est-ce qui fait que quelque chose nous déstabilise ? L’éthique est une affaire de limites. Il est intéressant de rencontrer les siennes et de s’y confronter. Et c’est bien là que réside l’art, sur la fragile ligne de crête.
Comité d’éthique
Christina Wilson, consultante artistique et membre du Conseil Danois d’Ethique ; Morten Hillgaard Bülow, historien de la médecine et philosophe ; Ida Donkin, post doctorante en épigénétique au NNF Centre pour la recherche en métabolisme de base et Jens Hauser, chercheur et commissaire d’expositions.
Le projet « Trust Me, I’m An Artist » a été soutenu par le programme Creative Europe de l’Union Européenne.